L’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en Libye, au début de l’année 2011, s’inscrit dans la lignée des actions militaires menées au nom des droits humains par la « communauté internationale ». Consacré à « ces guerres qu’on dit humanitaires », le dernier numéro de Manière de voir (1) invite à la prudence face au risque de banalisation de ce type de conflit. Existe-t-il un « usage moral de la violence » ? Peut-on parler de « guerres justes » ? Les articles, accompagnés de cartes, bibliographies, fiches thématiques et témoignages, reviennent sur les expériences des vingt dernières années et proposent de passer outre « le bel habillage militaro-humanitaire ».
Plusieurs conflits — en Irak en 1991 et 2003, au Rwanda en 1994, au Kosovo en 1999, en Afghanistan en 2001, en Côte d’Ivoire et en Libye en 2011 — sont ainsi analysés dans la première partie, intitulée « Nobles causes… ». Les auteurs (Serge Halimi, Jean Bricmont, Christine Delphy, Chapour Haghighat…) s’intéressent aux causes cachées de ces « guerres humanitaires » dont les véritables intentions sont souvent dissimulées derrière les oripeaux de la notion de « guerre préventive », du risque de génocide ou de la défense des femmes. On perçoit alors combien le mouvement humanitaire non gouvernemental s’expose au risque d’instrumentalisation : tantôt éclaireur et voiture-balai des forces armées internationales ; tantôt cache-misère de l’incurie des responsables politiques face à des situations avérées de violence envers les populations civiles.
Dans la deuxième partie — « Le feu de l’action » —, les auteurs (Pierre Conesa, Philippe Leymarie, William O. Beeman, Alain Gresh, Beth O. Daponte…) décryptent les « effets secondaires » de chaque opération. Ils rappellent comment le « protocole compassionnel » proposé aux opinions publiques occidentales est relayé, voire stimulé, par les principaux médias des pays belligérants. Mais cette compassion, comme son traitement médiatique, est éphémère : qui se préoccupe, quelques mois après le déclenchement des opérations militaires, du sort des millions de réfugiés afghans, du désastre écologique engendré par les fuites de pétrole en Irak ou encore de la réactivation durable des antagonismes religieux et tribaux au Pakistan ? Les effets à long terme des « guerres humanitaires » échappent au regard volatil des caméras.
Dans la troisième partie (« La force et le droit »), Monique Chemillier-Gendreau, Philip S. Golub, Olivier Corten, Anne-Cécile Robert, etc., présentent les moyens juridiques dont disposent les Etats et les organisations internationales pour maintenir la paix et éviter le massacre de civils. Le concept de « droit d’ingérence », souvent confondu avec la loi du plus fort, a aujourd’hui vécu. Dans les cas libyen et ivoirien, le « devoir de protéger les populations », reconnu par certaines instances internationales depuis 2005, est venu s’y substituer. Mais ses contours sont flous et il convient d’examiner systématiquement la légitimité des actions entreprises lorsque, faute d’instance opérationnelle au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU), des alliances interétatiques telles que l’OTAN mettent en œuvre des décisions prises par le Conseil de sécurité de l’ONU. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs pays, notamment du Sud — où se déroulent la plupart des interventions —, contestent la composition de ce Conseil et y revendiquent un siège de membre permanent.
Il existe enfin des outils juridiques destinés à favoriser le règlement pacifique des crises de la « société internationale », dénomination préférée à celle de « communauté internationale ». Les arbitrages et la médiation sont trop souvent oubliés. En outre, la Cour internationale de justice (CIJ), la Cour pénale internationale (CPI) ou encore les tribunaux spéciaux (ex-Yougoslavie, Rwanda, Sierra Leone, etc.) contribuent à éviter le règne de l’arbitraire et servent parfois d’outils de dissuasion. Mais leur déploiement effectif reste à construire, afin que la guerre ne fasse pas l’objet d’une « réhabilitation morale », involontairement aidée par un mouvement humanitaire instrumentalisé…
Pierre Micheletti