Ces 23 et 24 mai, dirigeants politiques et acteurs de l’humanitaire se retrouvent à Istanbul pour le premier Sommet humanitaire mondial, avec près de 6.000 participants de 177 pays. Cet événement onusien ambitionne de “transformer le système humanitaire” pour mieux l’adapter aux crises d’aujourd’hui. Rencontre avec Françoise Sivignon, présidente de Médecins du monde, qui sera chargée mardi de résumer les propositions des ONG internationales à la session de clôture du sommet.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Vos collègues de Médecins sans frontières (MSF) ont renoncé à participer au Sommet humanitaire mondial, protestant contre des violences visant les patients et le personnel médical dans certains pays dont la Syrie, contre les restrictions de certains États à l’accès aux victimes dans des pays en guerre ou contre la faiblesse de leurs réponses dans des pays en crise sanitaire majeure. Médecins du Monde a fait le choix d’être présent à Istanbul. Pour quelle raison ? Partagez-vous néanmoins le constat de MSF ?
Françoise Sivignon (photo MDM) : Nous partageons absolument la colère de MSF, mais la décision de ne pas venir leur revient. Nous n’avons pas à la commenter en l’état, mais nous avons les mêmes combats, notamment sur la protection des civils et des soignants, en l’occurrence dans les zones de conflits, et donc sur le respect du droit humanitaire international. Nous sommes exactement sur la même ligne de dénonciation de cette érosion – d’ailleurs, c’est plus qu’une érosion, c’est une violation du droit humanitaire international. Nous avons eu comme MSF des hôpitaux et des structures de soin bombardés en Syrie. Nous sommes extrêmement vigilants et c’est l’un des messages que nous allons porter ici, au Sommet humanitaire mondial.
MSF estime que ce sommet n’est qu’un “simulacre de bonnes intentions”. N’y a-t-il pas effectivement le risque que ce sommet n’accouche que d’un catalogue de belles paroles ? L’architecture institutionnelle internationale actuelle est-elle encore la plus pertinente ?
Chez Médecins du Monde, nous considérons que ce sommet est une opportunité. Tous les acteurs de l’aide humanitaire sont représentés : les Etats-membres avec leurs représentants [NDLR : 65 chefs d’État et de gouvernement]; les ONG, à la fois du nord et du sud ; le secteur privé ; les personnes affectées par les conflits, ainsi que les agences onusiennes. Ce qui est intéressant, c’est tout d’abord cette configuration inédite pour la restructuration de ce qu’on appelle l’écosystème humanitaire. Par ailleurs, le processus de préparation a été très long et je trouve que tout ce qui est participatif est intéressant. Il y a eu 23.000 consultations sur trois ans et aujourd’hui, 6.000 participants au sommet, principalement des ONG du sud (375) contre 125 du nord, ce qui est un signe encourageant. Les ONG du sud – c’est-à-dire les acteurs locaux, les principaux concernés par les crise – ont de vraies demandes. Elles les ont déjà exprimées à travers les rencontres successives. Ces trois années de préparation ont été émaillées de rencontres dites régionales, européennes, africaines, asiatiques… Médecins du Monde soutient cette démarche. C’est un acte fort et c’est pourquoi nous sommes à Istanbul. L’architecture de l’aide humanitaire date de 1945. Les contextes ont changé, la nature des crises a changé. Les acteurs du sud doivent prendre part aux décisions, dans l’organisation de cette aide humanitaire et aussi dans son financement, en complémentarité avec les acteurs du nord.
Pourquoi n’est-ce pas le cas aujourd’hui ?
Nous parlons de standards humanitaires qui ont été imaginés par le nord et on se rend bien compte qu’un certain nombre de normes doivent être simplifiées. C’est compliqué pour des acteurs qui n’ont pas les capacités de gestion de répondre à des appels d’offre émanant de certains bailleurs. C’est même parfois d’une complexité inouïe. L’enjeu est donc de savoir comment reformuler l’aide de sorte que ces acteurs du sud, y compris les plus petits, puissent trouver des financements et faire partie des décisions.
Qu’attendez-vous de ces deux jours de sommet ? Comment le succès va-t-il être mesuré ?
Il faudra suivre notamment les engagements des Etats membres et les engagements des bailleurs pour une configuration différente. Pas demain bien sûr, mais pour les années à venir. Personnellement, j’espère qu’il y aura des indicateurs, des objectifs chiffrés précis. Par exemple, sur l’aide attribuée aux ONG locales du sud, qui pour l’instant n’excède pas 1% du total.
En 2015, sur les 26 centres de santé soutenus par Médecins du Monde en Syrie, 7 ont été pris pour cible. Une clinique soutenue par Médecins du monde a encore été détruite à Alep fin avril. Ailleurs, au Mali, deux humanitaires de l’ONG et leur chauffeur ont été brièvement enlevés puis libérés jeudi dernier. L’action humanitaire est-elle réellement plus dangereuse que par le passé ?
Elle est plus difficile parce que l’accès aux populations affectées est considérablement entravé. Le fait que les hôpitaux et les structures de soins soient, dans certains pays et dans certains contextes, systématiquement bombardés entrave l’accès aux populations. Quand on bombarde des hôpitaux, on bombarde évidemment des patients et des blessés à soigner, mais les médecins sont aussi victimes. On ne peut plus soigner les gens si on n’a pas de médecins et de soignants ! Nous réclamons le respect du droit humanitaire international, le respect des conventions de Genève. Le gouvernement français propose par exemple de lever le droit de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies en cas d’atrocités de masse. Nous attendons les Etats sur cet engagement.
Le Conseil de sécurité a voté récemment une résolution pour la protection des hôpitaux. Les normes protégeant les victimes civiles et les travailleurs humanitaires en situation de conflit existent. Le défi consiste donc à faire respecter les règles existantes. Vous dites qu’il y a “urgence à sanctuariser les structures de soins”. Mais comment faire dans un contexte où les États sont à la fois juges et parties ?
Je pense justement que ce sommet est un lieu privilégié pour mettre les Etats face à leurs responsabilités. La solution politique des conflits n’incombe pas aux organisations non gouvernementales. Nous sommes là pour soigner, témoigner, mais la responsabilité politique incombe aux Etats membres de l’ONU. C’est un moment privilégié pour défendre cela, en Turquie qui plus est.
Le Sommet humanitaire mondial a effectivement lieu en Turquie, qui accueille à ce jour la plus grande population de réfugiés au monde, soit plus de 3 millions de personnes. Médecins du Monde a dénoncé vigoureusement l’accord UE-Turquie. Pour quelles raisons s’agit-il, selon vous, d’un mauvais accord ?
Cet accord viole le droit des personnes, en particulier des plus vulnérables. Nous sommes très attentifs au sort des mineurs non accompagnés qui sont nombreux sur le territoire européen, en particulier en Grèce, surtout à la frontière avec la Macédoine. Nous sommes sur des territoires où le droit fondamental des personnes ne s’exerce plus. En l’état, cet accord ne fonctionne pas. On le voit sur le terrain. Alors pourquoi ne pas envisager autre chose ? Nous allons questionner les Etats sur cet accord migratoire qui n’en est pas un, et qui n’est certainement pas une solution collective, ambitieuse et courageuse des Etats membres.
Propos recueillis par Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 24 mai 2016