Daniel Bréhier, psychiatre à Médecins du monde, nous l’explique.
Discuter avec lui, c’est un peu comme cartographier la répression à travers le monde, situer les conflits politiques, ethniques ou religieux en cours. Il pourrait être analyste en géopolitique, Daniel Bréhier. Mais il est psychiatre. Chaque jour, il consulte au Centre d’accueil de soin et d’orientation (CASO) de Médecins du monde à Saint-Denis, en Île-de-France. Retraité de la fonction publique en 2011, il travaille depuis pour cette ONG, fondée en 1980 par des anciens de Médecins sans frontières. À cette époque, une bande de médecins et journalistes veut rendre plus visible la situation des « boat people » vietnamiens, et leur venir en aide.
La prise en charge médicale des migrants s’est perpétuée tout au long de l’histoire de Médecins du monde. Elle intègre une aide psychologique. À son arrivée en 2011, Daniel Bréhier recevait des Pakistanais menacés par les talibans, quelques réfugiés d’Inde et du Bangladesh, et des Ivoiriens « craignant des exactions d’anciens chefs rebelles », dans le sillage de la crise politique ivoirienne de 2010-2011. À cette période, les routes migratoires à travers le Sahara et la Méditerranée existaient déjà. « Mais on en parlait moins », dit-il. Aujourd’hui, ses patients sont surtout des migrants originaires du continent africain, passés par la Libye. Pour Le Point Afrique, il revient sur les maux dont ils souffrent, et sur ce périple destructeur.
Le Point Afrique : Comment se déroulent les consultations au CASO de Saint-Denis (93), où vous travaillez ?
Daniel Bréhier : les patients nous connaissent par le bouche-à-oreille ou sont envoyés par des associations. Dans la plupart des cas, ils ont des douleurs multiples. Ils voient d’abord une infirmière, qui les renvoie éventuellement vers un médecin généraliste. Environ un quart des adultes et la moitié des mineurs nous sont ensuite adressés. Nous sommes trois psychiatres et une psychologue. On commence par parler de leur parcours. Pour la plupart d’entre eux, ce ne sont pas des migrants économiques comme on a tendance à les présenter. En général, ils ont subi des menaces ou des tortures pour des motifs politiques, mais pas seulement. En ce moment, nous voyons beaucoup de migrants qui ont dû fuir pour des causes de violences interethniques ou intrafamiliales.
Il y a par exemple des femmes qui refusent l’excision de leur fille ou fuient un mariage forcé. On reçoit aussi beaucoup de mineurs qui ont été fragilisés suite au décès d’un de leurs parents. Il arrive qu’ils soient moins bien traités dans leur nouveau cercle familial, voire rejetés. Donc ils s’en vont, se retrouvent SDF dans leur pays, et quelqu’un leur propose de partir. Ils quittent leur pays sans même savoir où ils vont aller. On rencontre enfin des homosexuels qui ont fait l’objet de menaces ou de violences.
En quoi le parcours d’émigration peut-il créer des troubles d’ordre psychique ?
En général, le trajet entre le pays d’origine et l’Europe, qui peut durer des années, est extrêmement chaotique. On a beaucoup parlé ces derniers temps des violences en Libye, qui sont en effet très importantes, mais une fois arrivés en Europe, les migrants se retrouvent souvent dans la rue.
Donc ce parcours est avant tout une errance, dans une très grande précarité, et est ponctué d’incertitudes. Où va-t-on manger dormir, se laver ? Il n’est pas toujours possible de satisfaire ces besoins élémentaires. Par exemple, en Libye, où ils sont détenus, ils ont à peine de quoi manger et sont obligés de travailler.
De nombreux migrants nous racontent aussi que lorsqu’on les conduit en mer sur les côtes libyennes, certaines personnes ont peur et refusent d’embarquer sur le Zodiac. Mais des hommes les menacent avec leurs armes et il n’est pas question de faire marche arrière. C’est « ou tu montes, ou je te descends ». Certains candidats à la traversée sont donc tués instantanément, sous leurs yeux. La mort est fréquente. Sur les routes du désert, dans les prisons libyennes, en mer… Ils côtoient la mort. C’est un psychotraumatisme, et chaque nouveau traumatisme entraîne une réminiscence des précédents.
Comment se manifestent ces psychotraumatismes ?
Nos patients se plaignent d’abord de maux de tête. Bien souvent, ils sont submergés par leurs pensées, par des images qui remontent. Tout se mélange. Il y a donc une lutte interne pour essayer de mettre ces traumatismes à distance. C’est ce qui se joue dans ce mal de tête. Cela entraîne des troubles du sommeil, des cauchemars, et de la fatigue. Ils parlent d’ « épuisement ». On observe aussi des troubles de l’attention et de la mémoire. Ils ont beaucoup de mal à se concentrer.
Enfin, ils doivent aussi s’adapter à d’autres cultures, ce qui requiert beaucoup d’efforts. Or, vu qu’ils vivent pour la plupart dans la rue, ils n’ont pas les clés pour s’intégrer. Cela ajoute à la confusion. Ils nous disent qu’ils n’arrivent pas à « se retrouver ». J’entends souvent : « Je ne me reconnais plus. »
Tous ces aspects sont des manifestations de la souffrance psychique, qui dépassent le simple cadre du stress post-traumatique. On est dans quelque chose de beaucoup plus vaste.
Quels sont les remèdes à ces souffrances psychiques ?
Notre rôle consiste à poser des mots sur ce qu’ils ont vécu, et surtout à remettre du lien. Bien souvent, ils ne parviennent plus à articuler les événements. Les dates, les lieux, tout est confus. On essaie de créer de la continuité dans leur existence, de revenir sur le passé, et sur le présent. C’est un travail important, qui leur sera utile lorsqu’ils devront faire le récit de leur parcours, au moment de la demande d’asile. On leur oppose souvent que leur discours n’est pas cohérent. Donc nous devons prendre le temps de les écouter, pour les aider à reconstituer une certaine unité.
Certains éprouvent enfin de la culpabilité, car ils sont partis en laissant d’autres personnes au pays. Des femmes, par exemple, ont confié leurs enfants à des proches, et ont le sentiment de les avoir abandonnés. D’autres sont habités par la honte, par rapport à ce qu’ils ont vécu au cours de la traversée. Ils ont vécu des atteintes à leur intégrité physique.
Donc nous devons leur rappeler qu’ils n’y sont pour rien, qu’ils sont avant tout des victimes. C’est le parcours d’émigration qui les a cabossés.