Jean-Marie Haegy, ancien responsable du service de réanimation médicale des Hôpitaux civils de Colmar, est un des membres cofondateurs de Médecins du Monde et a créé la délégation Alsace en 1984. Dans un livre paru récemment, il retrace son expérience de médecin humanitaire, au cours de missions en différents points du monde.
Mer de Chine, Afrique, Europe, Moyen-Orient : le Dr Jean-Marie Haegy a bourlingué pendant vingt ans à travers le monde, au gré des missions humanitaires qui lui ont été confiées par Médecins Sans Frontières d’abord, puis Médecins du Monde, dont Jean-Marie Haegy a été cofondateur. Tout cela alors qu’il était chef de clinique, puis responsable, du service de réanimation médicale aux Hôpitaux civils de Colmar, jusqu’en 2006.
« Pour moi, il existe un impératif humanitaire, explique le médecin. Il faut exercer son métier de médecin, à travers une double éthique : celle de la simple humanité, où l’autre est un être humain comme moi, mais aussi une éthique de la compassion, de la sollicitude à l’autre. »
Première mission auprès des « boat people »
Sa première mission, Jean-Marie Haegy la vit en 1979 sur le bateau Île de Lumière , au large des côtes du Vietnam, un bateau affrété par Médecin sans Frontières (MSF). « On voulait venir en aide aux boat people qui fuyaient leur pays. Beaucoup d’entre eux se noyaient et étaient victimes de pirates, qui tuaient les hommes, violaient les femmes et les emmenaient pour certaines en esclavage sexuel. Aujourd’hui, rien n’a changé et l’histoire se répète avec les migrants qui fuient l’Afrique et qui tentent la traversée vers l’Italie. »
Puis, le praticien partira en missions sous la houlette de Médecins du Monde. C’est d’abord l’Ouganda, où sévit le choléra dans le nord-est du pays. Un cinquième de la population, dont 60 % d’enfants, est éradiqué par la maladie et la famine.
« Qu’est-ce que je fais ici ? »
Jean-Marie Haegy, en rentrant à Colmar, a du mal à se confronter à la réalité occidentale. « Je me souviens d’une patiente vue après mon retour. Elle souffrait d’obésité morbide et il fallait la réanimer. Je n’ai pas pu. Psychologiquement, après avoir vu tant de gamins mourir de faim, et en sortant de l’enfer qu’était l’Ouganda, le saut était trop difficile. Aujourd’hui encore, quand je vois des gens râler aux urgences parce qu’ils doivent attendre, je ne peux pas m’empêcher de penser : ces gens pleurent la bouche pleine. Ici, on consomme la médecine comme on consomme les marchés de Noël ! »
En octobre dernier, il était au Mali. « C’était dans un petit bourg où exerce un médecin africain. Il y fait tout, il consulte, accouche et opère avec une équipe médicale locale d’une vingtaine de personnes. Ç’a été une expérience extraordinaire, et j’ai beaucoup appris auprès de lui. » Cette capacité à accepter d’apprendre, à recevoir des autres malgré sa carrière bien remplie, est une des qualités qui marquent la personnalité de Jean-Marie Haegy.
« Mon parcours de vie a été changé par cette expérience de missions humanitaires », reconnaît-il, tout en étant conscient des limites de l’exercice : « Il faut exercer avant tout son métier de médecin. Mais on se heurte parfois à l’éthique. Jusqu’où aller dîner avec le diable pour arriver à accomplir une mission humanitaire ? » Comme ce jour où il est obligé de soigner des gens qui avaient attaqué quelque temps auparavant un convoi de matériel médical, et tué les deux chauffeurs locaux. Il en a pleuré, d’avoir porté secours « à des pillards, des assassins », « et pourtant , relève-t-il, c’étaient aussi des hommes ».
« On s’enfonce dans le faire, insiste-t-il, sans trop se poser de questions. Mais parfois ces questions émergent, dont la plus récurrente : ‘‘Qu’est-ce que je fais ici ?’’ » « Cela dit , ajoute-t-il, o n ne sait jamais comment l’acte médical et humain peut changer le cours d’une vie et de toutes celles qui la touchent. Et puis, le médecin a la chance de pouvoir se retrancher derrière son acte. On peut soigner un tortionnaire tout en dénonçant ses actes. Mais un médecin ne peut pas se poser la question de l’acte médical. Il doit le faire, sinon, on va démissionner de partout ! »
Il est conscient également de l’ambiguïté de l’action humanitaire en soi. « Au Kosovo, les gens voulaient des armes. Parce que, disaient-ils, ce sont les même qui nous envoient des bombes et qui nous envoient des missions humanitaires. L’humanitaire sert de faire-valoir à la lâcheté de nos politiques. »
Des médecins inoubliables
Dans son livre, Jean-Marie Haegy rend aussi hommage à des médecins rencontrés lors de ses missions. Il évoque le souvenir du médecin suisse René Gagnaux, parti soigner des populations à Chinavane, au Mozambique, en 1964 et assassiné le 2 mai 1990. « Son habileté en chirurgie réparatrice des blessures de guerre et traumatismes obstétricaux a drainé des patients de très loin, bien au-delà de la province. »
Il se souvient également du Dr Claude Hertz, chirurgien parisien qui lui a administré un traitement antirabique au Tchad, à N’Djamena. « Malgré ses efforts pour me donner les injections, il n’y croyait pas trop, explique en riant le médecin. Il disait qu’un Alsacien ne pouvait pas choper la rage, vu qu’ils sont déjà tous enragés… »
L’élan pour la Roumanie
Claude Hertz plaisantait aussi en traitant Louis Pasteur d’imposteur, « puisqu’il avait testé son premier vaccin contre la rage sur un Alsacien ». Mais aussi parce que, pendant les interventions, se baladaient des cafards, des escadrilles de mouches et des geckos, et pourtant il y avait très peu d’infections postopératoires. « Les patients étaient très sensibles aux antibiotiques, relève l’urgentiste. On pouvait ne donner qu’une seule dose d’antibiotique après l’opération, et cela suffisait pour prévenir toute infection. »
En 1991, avec Rémy Baboc, Jean-Marie Haegy a créé l’association Sépia (Suicide écoute prévention intervention auprès des adolescents) dont il est aussi le président. Le mode d’intervention de Sépia s’inspire de l’expérience québécoise : Suicide Action Montréal – Centre de Prévention du suicide de Québec (CPS) dans la prise en charge de la crise suicidaire. « L’intérêt de la démarche nord-américaine est qu’elle offre un modèle différent de compréhension de la crise suicidaire, modèle intégrable et utilisable par l’ensemble des professionnels, en dehors du champ psychiatrique. » Grâce à cet outil, Sépia peut évaluer la crise et élaborer une stratégie d’aide par une approche qui intègre toutes les dimensions du suicide, sociale, psychologique, et psychiatrique.
L’association dispose d’un point d’accueil et d’écoute à Colmar et à Mulhouse et d’une équipe mobile d’intervention.