L’ONG Médecins du Monde (MDM) a engagé un bras de fer contre le laboratoire américain Gilead. Afin de favoriser l’arrivée de génériques à moindres coûts, elle demande à l’Europe de s’opposer au brevet du sofosbuvir, un nouveau médicament très efficace contre l’hépatite C, mais au prix exorbitant. Les explications de Céline Grillon, responsable du plaidoyer pour la réduction des risques à MDM.
L’Usine Nouvelle – Engager une action contre un brevet pour faciliter la mise sur le marché des génériques est une pratique connue dans les pays émergents. Est-elle vraiment applicable à l’Europe ?
Céline Grillon – La question n’est pas de savoir s’il faut s’inspirer des stratégies utilisées avec succès par les pays émergents pour faire baisser les prix des traitements. Mais comment se fait-il que des traitements comme le sofosbuvir soient commercialisés à des prix aussi élevés, que même les pays européens se retrouvent en difficulté pour garantir les traitements à leurs patients ?
L’Europe est pourtant un continent nettement plus riche et avec des systèmes de santé organisés pour faciliter l’accès au plus grand nombre ?
L’Europe est effectivement un continent riche avec des systèmes de santé solidaires mutualisant les coûts pour permettre à tous l’accès aux soins. Pourtant, malgré un budget annuel sur les médicaments de 27 milliards d’euros, la France n’est pas en mesure d’assurer l’accès
au sofosbuvir pour l’ensemble des patients atteints d’hépatite C chronique.
Cela coûterait plus de 5 milliards d’euros, soit un tiers du déficit de la sécurité sociale en 2014 ! C’est justement pour sauvegarder notre système de santé solidaire que nous critiquons, avec d’autres associations françaises, le prix extrêmement élevé du sofosbuvir. La situation est la même dans d’autres pays européens où le traitement est rationné.
La France a pourtant accepté d’en prendre en charge intégralement le remboursement…
La Sécurité Sociale française prend en charge intégralement le remboursement des traitements contre l’hépatite C, comme elle le fait pour l’ensemble des affections de longue durée. Nous estimons qu’il s’agit d’un principe essentiel de notre système de santé solidaire, sans lequel les personnes les plus vulnérables seraient davantage exclues des soins.
Médecins du Monde est une association médicale engagée pour l’accès universel aux soins. Néanmoins, le sofosbuvir n’est prescrit qu’aux patients les plus sévèrement malades, et les critères de sélection sont plus restrictifs que ce que recommande le rapport d’experts mandaté par la Ministre de la Santé.
Si l’Office européen des brevets vous suivait, ne serait-ce pas la fin de la valorisation de l’innovation pharmaceutique ? La commercialisation de certains nouveaux traitements en Europe ne serait-elle pas menacée ?
L’opposition au brevet est une procédure couramment utilisée entre laboratoires pharmaceutiques concurrents. Ces contentieux n’ont pas mis fin à la valorisation de l’innovation pharmaceutique et aux nouveaux traitements commercialisés en Europe ! N’oublions pas que le brevet a été institué pour bénéficier à la société dans son ensemble. Il faut donc veiller au respect d’un équilibre : récompenser une innovation en accordant un monopole temporaire d’exploitation sans pour autant bloquer l’activité innovatrice des autres laboratoires.
Un de nos arguments concerne la façon dont Pharmasset – le laboratoire qui a développé le sofosbuvir – a voulu se réserver plusieurs milliers de combinaisons moléculaires dont l’efficacité thérapeutique n’était pas démontrée. Ainsi, ce laboratoire interdisait aux autres chercheurs de développer d’autres médicaments potentiellement plus innovants ! Nous pensons que l’utilisation abusive des brevets stérilise l’innovation médicale. Il est nécessaire de créer de nouveaux modèles de financement de la R&D.
Dans ce cas, comment valoriser selon vous les sommes gigantesques mises en jeu par les laboratoires dans leur R&D, et notamment les essais cliniques ?
Le sofosbuvir n’a pas été développé par Gilead qui le commercialise, mais par la start-up américaine Pharmasset, qu’il a rachetée fin 2011 pour 11 milliards de dollars. C’est bien au-delà de la valeur réelle de Pharmasset et des sommes qu’elle avait engagées pour développer le sofosbuvir ! Il ne s’agit pas de R&D mais d’une opération financière, largement remboursée sur les bénéfices nets de Gilead pour la seule année 2014. L’objet du brevet n’est pas de récompenser un investissement mais une innovation. Globalement, les sommes investies par les laboratoires pharmaceutiques dans leur R&D restent le plus souvent inférieures à celles investies dans le marketing. Surtout, elles sont toujours moins gigantesques que les profits dégagés. Enfin, une partie de la R&D est financée sur fonds publics, notamment au travers du Crédit d’impôt recherche.
Gilead dit avoir étendu ses accords de licence avec les génériqueurs pour l’hépatite C. C’est insuffisant ?
La licence volontaire de Gilead couvre 91 pays principalement à faible revenu (PFR) en Afrique sub-saharienne, en Asie du Sud et du Sud-Est et dans les pays insulaires. Beaucoup ont peu ou pas de données sur la prévalence du VHC ou les besoins en traitement, et ne constituent pas des marchés solvables pour Gilead. L’accord de licence de Gilead laisse de côté 46% des personnes dans le monde qui ont besoin d’un traitement VHC.
Propos recueillis par Gaëlle Fleitour