Présentés lors de la Conférence mondiale sur le sida de Melbourne, les résultats de la recherche à l’accompagnement et à l’éducation aux risques liés à l’injection (AERLI) réaffirment l’intérêt de l’approche pragmatique des associations en matière de santé publique pour les consommateurs de produits. Marie Debrus, vice-présidente de l’AFR (Association Française de réduction des risques) et coordinatrice d’AERLI pour Médecins du Monde, revient sur le sens et la pratique de cette recherche, qui, selon elle, doit faire bouger les lignes de la politique nationale sur les drogues.
Comment cette recherche expérimentale de l’accompagnement à l’injection est-elle née ? Quel rôle ont joué les acteurs associatifs et la mobilisation communautaire dans la concrétisation de cette recherche ?
Marie Debrus : L’accompagnement à l’injection est une pratique issue du terrain. Pour Médecins du Monde (MDM), elle est née au sein des missions durant les « Rave Parties ». Les intervenants, sensibilisés à la pratique de l’injection, ont entendu la demande des usagers rencontrés en free parties et au Teknival. Ces derniers souhaitaient bénéficier d’un espace calme pour injecter ou avaient besoin d’une aide pour réaliser leur injection. Cette pratique était alors taboue et mal perçue par les autres usagers. Cet accompagnement à l’injection a également fait débat au sein des équipes de MDM, mais nous avons aussi perçu les bénéfices d’une telle approche, après un certain temps d’expérimentation. C’est ainsi que nous avons souhaité développer l’accompagnement à l’injection en milieu urbain au sein des CAARUD (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues).
Nous avions eu l’expérience du « testing », reconnaissance présomptive de produits, [on propose aux usagers de tester les produits avant une consommation, ndlr] qui avait été interdit en 2005 par décret — sans aucune évaluation. Nous tenions donc à évaluer cette pratique, afin de mieux la défendre tout en la faisant reconnaître, en même temps que la mise en place du projet. Nous savions que l’association AIDES souhaitait également réaliser une recherche sur cette pratique et il est apparu logique de se rapprocher pour travailler ensemble. Nous partageons des valeurs communes, même si notre culture associative est différente à l’origine : approche communautaire pour l’une et médicale pour l’autre.
Les acteurs associatifs et la mobilisation communautaire ont joué un rôle fondamental dans ce projet. Ils ont su faire entendre leur voie et défendre cette approche qui questionnait, notamment les médecins en premier lieu. C’est grâce à la persévérance des militants que ce projet existe. Leurs compétences sont également indispensables. La réduction des risques (RDR) n’a de sens que si les personnes concernées sont impliquées directement. L’accompagnement à l’injection est l’exemple parfait du « faire avec ».
En comparant deux dispositifs d’accueil des personnes consommatrices de drogues par l’injection (l’un proposant l’intervention et l’autre ne la proposant pas : groupe témoin), quels avantages et quelles différences ont été démontrés par ce projet ?
Il était important de pouvoir comparer le dispositif AERLI (accompagnement et l’éducation aux risques liés à l’injection) à un dispositif CAARUD classique. En effet, les usagers qui fréquentent les équipes des CAARUD bénéficient de conseils sur leurs pratiques. Celles-ci peuvent donc évoluer. Il fallait tenir compte de cette amélioration possible des pratiques au fil du temps. Les résultats le démontrent : les usagers qui fréquentent les CAARUD améliorent leurs pratiques. Cette amélioration est renforcée par le dispositif AERLI. Finalement, nous pouvons dire que le dispositif AERLI améliore la qualité de nos pratiques de RDR et permettent aux intervenants de mieux travailler avec les usagers. La connaissance des pratiques et des risques devient plus fine en étant témoin de l’injection. C’est bien dans l’échange et le travail partagé, entre usagers et intervenants, que nous définirons les meilleures stratégies de RDR, plus adaptées aux personnes et à leur environnement.
Plus concrètement, je dirai que le projet AERLI permet aux personnes de réduire les complications aux points d’injection. Elles prennent mieux soins de leurs veines et injectent de manière plus efficace. Je sais que cela peut choquer ou gêner, mais c’est une réalité. Si une personne souhaite s’injecter, autant que cela se passe de la meilleure manière possible, sans avoir à passer par une dizaine de tentatives pour réussir son injection. Mieux injecter signifie, moins s’abîmer, moins saigner et aussi indirectement réduire les risques de transmission du VHC.
A terme, quels plaidoyers devront mener les associations pour que les enseignements d’AERLI soient retenus, valorisés et mis en œuvre ?
On entend souvent que la réduction des risques ne marche pas avec l’hépatite C. Le dispositif AERLI démontre le contraire. Il s’agit juste de pousser ses logiques jusqu’au bout et d’améliorer la qualité de notre travail. Donner du matériel ne suffit pas, il faut expliquer comment l’utiliser correctement, ce qui n’est possible qu’en étant témoin des réelles pratiques des personnes. L’obstacle principal demeure donc la loi de 70, clairement remise en cause par ce nouveau dispositif puisqu’il implique de voir les pratiques et d’accueillir les usagers lorsqu’ils consomment.
La prise en charge de l’hépatite C coûte cher. Même si les nouveaux traitements se montrent prometteurs en terme de guérison, il faut mettre toutes les chances de notre côté et agir sur tous les fronts : traiter les usagers contaminés ET empêcher de nouvelles contaminations. Nous ne pouvons pas nous priver d’une intervention efficace au prétexte d’un cadre juridique dépassé, qui se montre aujourd’hui clairement inapproprié. Les politiques auront-ils le courage de modifier ses dispositions légales et enfin reconnaître qu’un monde sans drogue et sans injection n’existe pas ?
Nous devons organiser un lobbying avec AIDES pour faire reconnaître cette pratique, convaincre d’autres structures de se lancer et former les acteurs pour qu’ils soient en capacité de proposer de l’AERLI.
Entre le lancement du projet AERLI et la fin de cette expérimentation, qu’est ce qui vous a le plus surpris ou marqué concernant cette recherche ?
Le lien avec les usagers est fort. Je ne pensais pas qu’ils seraient aussi fiers de participer à cette recherche. Ce sont les meilleurs défenseurs de ce projet. Concernant les pratiques, ce projet est passionnant. C’est une découverte permanente qui nous révèle sans cesse la nécessité de s’adapter, de se remettre en cause. Ce n’est pas toujours évident, mais on ne s’ennuie jamais. Les questions que l’on se pose sur notre manière d’intervenir évoluent sans cesse. La routine n’a pas sa place.