Par Bernard Juan, membre de Médecins du monde
Article paru dans le monde du 07.08.11
Plus de vingt ans d’horreurs, de faim, de massacres, d’épidémies, d’ignorance, d’arbitraire, de viols, de mort, d’argent sale ; bref, la guerre si elle dure ce n’est pas que les Somaliens s’y complaisent, mais que des forces antagonistes ont des intérêts convergents à ce qu’elle dure.
La fabrication et la vente d’armes sont presque un business comme un autre dans un monde de libre-échange, où la liberté concerne en réalité les biens et rarement les personnes. Les Somaliens le vivent au quotidien. Ce peuple est alimenté dans ses conflits par des forces extérieures et enfermé dans ses frontières où seuls les plus aisés et chanceux échappent à cette prison à ciel ouvert pour aller dans une autre geôle juste de l’autre coté de la frontière : les camps de réfugiés au Kenya, au Yémen ou en Ethiopie. Dans ces camps où les politiques font spectacle de leur compassion, où les humanitaires soignent ceux qui ont eu les moyens et la force de fuir le conflit somalien.
Les médias nous montrent l’horreur de ces camps, mais ce n’est que l’écume d’une mer que personne ne peut plus voir. Le sud de la Somalie est un endroit où la mort est certaine, moins par le manque récurrent de nourriture que par l’accord tacite entre tous de gérer le conflit plutôt que d’y mettre fin, une routine, depuis des années.
Il est révoltant qu’un phénomène constant apparaisse tout d’un coup comme un événement nouveau, demandant une mobilisation en urgence pour soigner les symptômes, mais jamais les causes réelles et profondes de cette horreur qui ne trouble les pays riches que sporadiquement.
Les humanitaires agissent, parfois très efficacement, souvent avec difficulté. Il arrive aussi qu’ils ne fassent que gérer les flux des bailleurs pour faire tourner la machine au rythme de l’argent posé sur la table en voulant ignorer le grand dessein des pays donateurs. Ils vont reconnaître que la crise existe puisqu’elle est réelle, mais taire sa chronicité et les motivations de ceux qui la médiatisent en la faisant apparaître comme une urgence nouvelle et donc facilement réversible !
Les médias, les humanitaires, les agences des Nations unies n’ont plus accès au sud de la Somalie, ils rapportent des faits qui sont rapportés par d’autres. La famine devient la conséquence de la crise hydrique aggravée par le chaos politique somalien.
Bons sentiments et bons intérêts ! Le Programme alimentaire mondial (PAM) n’a plus accès au sud de la Somalie depuis dix-huit mois, depuis que les Chebab (« jeunes ») lui en ont interdit l’accès. Pas par inhumanité, mais pour pouvoir, comme le faisaient les chefs de guerre lorsqu’ils maîtrisaient ces territoires, organiser le transport, le stockage et la distribution à leur profit. Tout le monde tire profit de l’aide internationale pour maintenir ses moyens de guerroyer et les Chebab ne sont pas pires que les chefs de guerre.
Pourquoi aujourd’hui plus qu’hier le thermomètre serait au rouge ? Sans minimiser les efforts nécessaires pour soutenir les Somaliens, portons un regard politique sur ce qui se joue maintenant. Bien des questions se posent à la lumière des déclarations d’urgence d’aujourd’hui.
Que va devenir le TFG (gouvernement transitoire fédéral) qui a totalement échoué et dont le mandat s’est terminé sans laisser entrevoir la moindre paix, ni d’autres processus de transition ?
Quid des coûts du maintien de la force Atalante qui coûte certainement plus cher que les fonds pour la famine et pour quelle utilité ?
Que va devenir l’Amisom (Force de maintien de la paix de l’Union africaine en Somalie) enlisée à Mogadiscio entre l’aéroport et la villa Somalia, le complexe présidentiel, dans un moment où les forces africaines de paix sont nécessaires dans bien des endroits du continent ?
A quoi servent les moyens militaires américains déployés sur la frontière somalo-kényane et les drones qui survolent en permanence le sud de la Somalie et qui occasionnellement lâchent quelques bombes ?
Comment et pourquoi les clans sont toujours approvisionnés en armes et par qui ?
Pourquoi nous fait-on croire que les Chebab sont unis et affiliés à Al-Qaida ?
Pourquoi la communauté internationale favorise le fédéralisme sans reconnaître le Somaliland, une région stable et autoproclamée autonome, ni remettre en cause les frontières issues de la décolonisation ?
Nous pouvons préjuger que la médiatisation massive d’une situation qui dure depuis des années n’est que l’augure d’une intervention extérieure justifiée par des bons sentiments ! Et de bons intérêts !
Dans ce monde où des puissants organisent ou gèrent les violences inhumaines des hommes à leur profit, il est étonnant de constater que, face à la mosaïque clanique et subclanique somalienne, ils ont du mal à comprendre qu’il y a des Somaliens qui, comme eux, veulent profiter de l’horreur ; ils s’en offusquent sans remettre en cause leurs motivations profondes liées à l’argent, au pouvoir, à la domination idéologique et religieuse. Comme en Afghanistan…
Finalement, les puissances occidentales ont du mal à entendre que si dans les pays développés, la corruption et la cupidité sont un sport d’élite, la souffrance et l’horreur ont transformé cela en Somalie en sport de masse (massacres, kidnappings, racket, piraterie), sans pour autant en faire quelque chose de pire que leurs propres pratiques.
Août 2011