Olivier Maguet et Dominique Dumand
Depuis le début du siècle les États ont élaboré un corpus de recommandations constituant une véritable norme. Ils les traduisent ensuite dans leurs législations nationales et délèguent au système onusien le contrôle de l’application de cette norme au niveau mondial. Février 1909 : première étape de la construction de cette norme lorsque se tient à Shanghai une conférence sur l’opium : il s’agit, officiellement, de mettre fin aux guerres de l’opium en Chine. Mais les Etats participant à cette conférence veulent instituer un contrôle de l’offre de drogues et renoncer, pour ce seul espace, au libre commerce. Les motivations avancées font référence à un souci légitime de santé publique en ces temps d’hygiénisme pasteurien triomphant, mais aussi à un souci de moralisation des classes laborieuses.
Derrière ces motifs se profilent des intérêts strictement économiques : à la même époque en effet, l’industrie pharmaceutique se développe et prend conscience du potentiel financier de la commercialisation de produits dont les usages médicaux sont avérés, en particulier pour les opiacés, dont les vertus anesthésiantes et antalgiques étaient recherchées. Ainsi, en 1898, la firme Bayer commence à produire la diacétylmorphine (nom chimique de l’héroïne), dont la synthèse avait été découverte en 1874[i].
Mais les produits d’origine naturelle sont en libre circulation… bloquant le développement économique des opiacés de synthèse à usage médical. Morale naissante (lutte contre la drogue) et économie florissante (nécessité de construire un marché), font si bien que ces mêmes Etats, qui sont au bord d’un conflit généralisé et que tout fait diverger, vont pourtant se retrouver d’accord pour traduire en norme internationale les premières recommandations qui avaient été formulées à l’issue de la conférence de Shanghai.
1912 : Convention de la Haye, premier acte de la communauté internationale pour définir un cadre de contrôle de l’offre de drogues. La première guerre mondiale va retarder la traduction concrète de ce cadre dans des dispositions législatives et réglementaires.
Janvier 1919, le Traité de Versailles confie le soin à la nouvelle Société des Nations de contrôler l’exécution des mesures prises en 1912 à La Haye. En effet, faute d’outils de contrôle, les drogues continuaient à circuler partout en toute légalité. Ces outils de contrôle seront ainsi mis en œuvre à partir de 1921, avec la création de la Commission consultative de contrôle de l’opium (CCO), premier organe de contrôle international des drogues, initialement chargée de contrôler les échanges.
A partir de cette date, la norme internationale ne fera que se renforcer, au travers d’étapes successives alliant signature de traités internationaux et mise en place des organes de contrôle afférents. Citons deux de ces étapes.
1961 : La convention de Genève renforce la politique contraignante en intégrant l’étape de la fabrication des stupéfiants (et non plus simplement l’échange) comme objet de ce contrôle ; elle donnera naissance à une nouvelle instance, l’Organe de contrôle, qui deviendra en 1968 l’Organe International de Contrôle des Stupéfiant (OICS), muni d’un outil, l’embargo, sanctionnant les contrevenants.
1961 : un pas important est franchi avec une convention signée à Vienne, dite « convention unique sur les stupéfiants ». Actualisant les acquis de la période 1921-1931 (en intégrant la culture comme objet de contrôle), elle définit le cadre dans lequel nous sommes toujours, qui oblige les Etats à prendre toutes « les mesures législatives et administratives » nécessaires à l’application de la politique de contrôle (article 4). La convention de 1961 sera renforcée et complétée par celle de 1971 sur les substances psychotropes, puis celle de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, la convention la plus dure jamais signée en la matière.
Cette convention instaure une véritable contrainte normative, car les dispositions légales et administratives nationales auxquelles elle va conduire dans tous les pays dépassent le strict champ des conventions de droit international entre Etats, se limitant au contrôle de l’offre. L’analyse de l’application de cette norme montre qu’elle conduira aussi progressivement de nombreux Etats à ajouter des dispositions réprimant les usages privés des drogues.
En France : de la normalisation à la criminalisation
La France n’échappe pas à cette histoire, ainsi que l’a montré Emmanuelle Retaillau-Bajac[ii]. En accord avec l’air du temps, le parlement français adopte une loi, promulguée le 12 juillet 1916, qui dote pour la première fois le pays d’instruments de politique pénale spécifiques aux drogues, à des fins de contrôle de l’offre dans le prolongement de l’esprit de La Haye, en créant le délit de port, d’achat ou de procuration de stupéfiants. Derrière cette volonté de contrôler l’offre se tapissait déjà celle de réguler la consommation. On retrouve ainsi à l’époque le même vocabulaire qui sera utilisé 60 ans plus tard dans les débats autour de la loi du 31 décembre 1970 (la lutte contre le « fléau » des drogues[iii]). Or, l’analyse de la jurisprudence au cours de la période, et ce jusqu’à la loi de 1970, montre bien que le juge s’est saisi des dispositions de la loi de 1916 pour progressivement condamner les usages de drogues, au-delà de la stricte question du « port de stupéfiants ». La jurisprudence va d’ailleurs élargir à la notion de « détention », plaçant de façon quasi inévitable l’usager de drogues sur le terrain de l’illégalité. Et on constate effectivement que les procès faisant référence à la loi de 1916 vont condamner des usagers « simples » de drogues. Le terrain était alors prêt pour le vote de la loi de 1970, qui est venue donner un cadre légal au délit de consommation, que la jurisprudence avait déjà sanctionné.
Le lien entre le contrôle de l’offre et la répression
Cette histoire française démontre que les deux volets, contrôle de l’offre et répression des usages non médicaux, ont partie liée, en application de cette norme internationale qui s’appuie sur un mélange de morale (le « fléau » des drogues), d’hygiénisme (les effets délétères des usages abusifs de drogues) et d’intérêts économiques (les profits de l’industrie pharmaceutique)[iv].
François-Xavier Dudouet[v] a bien résumé ce lien intrinsèque entre le contrôle de l’offre et la répression des usages illicites, c’est-à-dire de la consommation de produits stupéfiants par des usagers de drogues : « L’universalité qui caractérise la définition des activités illicites concernant les drogues n’est pas le fruit de la dangerosité particulière des substances, mais la conséquence d’une véritable politique publique internationale qui, entre 1912 et 1972[vi], a distingué, sur le plan mondial, des usages licites et illicites. L’édification d’une régulation internationale de l’offre de drogues destinées aux besoins médicaux a permis de définir progressivement un espace mondialisé des usages licites qui renvoya dans l’illégalité tous les acteurs qui n’avaient pas accès à ce marché. Ce n’est que dans la mesure où cette politique de régulation fut un succès mondial que les politiques de répression devinrent, au cours des années 1970, un enjeu prioritaire pour s’imposer finalement comme la principale grille de lecture du monde des drogues[vii]. De fait, la globalité à laquelle est souvent rattachée le trafic de drogues n’en dissimule que mieux celle qui est actuellement à l’œuvre : l’harmonisation des politiques de répression et la régulation mondiale de l’offre licite de drogues. »
La collaboration américano-iranienne dans le cadre de la lutte anti-drogue renforce cette analyse : des Etats qui n’entretiennent aucune relation diplomatique ou sont en conflit majeur (les Etats-Unis et l’Iran depuis la rupture des relations diplomatiques suite à la prise d’otages à l’ambassade américaine à Téhéran en 1980 et au conflit sur l’utilisation du programme nucléaire civil iranien à des fins militaires) se retrouvent autour d’une communauté forte d’intérêts en matière de contrôle des drogues. Ainsi, l’ambassadeur des Etats-Unis auprès des Nations Unies à Vienne, Glyn Davies, qui représentait son pays à la 53ème session de la CND (Commission on Narcotic Drugs) en mars 2010, a déclaré à la suite d’une rencontre avec son homologue iranien : « nous sommes heureux de travailler avec le président, même s’il est issu d’un pays avec lequel nous avons des différends »[viii].
Message on ne peut plus clair, intérêts bien compris de part et d’autre. L’Iran apparaît comme la première barrière érigée sur la route de l’opium et de l’héroïne provenant de l’Afghanistan. A ce titre il reçoit des financements internationaux du Pacte de Paris, (une cinquantaine de pays concernés par l’opium et l’héroïne produits en Afghanistan) qui est doté d’un budget conséquent permettant de mener divers programmes visant à éradiquer production afghane et trafic international, budget dont l’Iran est un bénéficiaire…
Quelles solutions pour décriminaliser ?
La décision du Portugal de décriminaliser la possession de drogues pour usage personnel en 2001 s’est avérée être une sage décision. Jusqu’à présent, les données montrent une diminution de la consommation et aucun effet indésirable sur les taux de consommation de drogues, et, dans certains cas, les taux au Portugal restent parmi les plus bas en Europe.
Les chiffres n’ont pas révélé de développement d’un « tourisme de la drogue » (95 pour cent de ceux qui sont cités pour des délits de drogue depuis 2001 sont résidents portugais). Les statistiques relatives aux drogues, telles que celles des maladies sexuellement transmissibles, enregistrent une baisse spectaculaire.
Les problèmes sociaux et sanitaires en général liés à la toxicomanie lourde et la propagation rapide du VIH ont diminué, a déclaré Manuel Cardozo de l’Institut gouvernemental des drogues et des toxicomanies, principale agence de la politique de prévention en toxicomanie. Il a ajouté que les utilisateurs de drogues savent maintenant qu’ils seront traités comme des patients et non comme des criminels.
«Maintenant, la police a des instructions claires pour diriger quiconque souffre de syndrome de dépendance vers l’hôpital, non vers un poste de police. » Selon Cardozo, le nombre de toxicomanes inscrits à des programmes de substitution à la drogue est passé de 6.000 en 1999 à plus de 24.000 en 2008, reflétant l’évolution vers des traitements à la suite de poursuites pénales.
« Aujourd’hui le Portugal a un des taux les plus bas de consommation de cannabis. Plus particulièrement, la consommation d’héroïne et autres substances consommées ont diminué parmi les groupes vulnérables d’âge plus jeunes », toujours selon le rapport Cardozo.
« Depuis que le Portugal a adopté ces mesures, les voix de l’opposition en Europe et aux États-Unis ont prédit un cauchemar social lié à un probable abus des drogues : violence et criminalité en augmentation. Cela ne s’est pas avéré être vrai ».
Mike Bifari pour West Coast Leaf autumn 2010.
[i] La diacétylmorphine jouissait alors de la réputation d’être un antidouleur puissant, substitut sans risque de la morphine, n’occasionnant pas de phénomènes d’accoutumance et d’une utilisation rendue aisée par les seringues pour injection par voie intraveineuse, qui avaient elles-mêmes été inventées au milieu du XIX° siècle.
[ii] Emmanuelle Retaillaud-Bajac, « L’usager de drogues devant la loi pénale dans l’entre-deux guerres », Psychotropes, Vol. 3, n°4, décembre 1997, pp. 25-47, Paris
[iii] Une série de scandales de fumeries d’opium, en particulier parmi des officiers de marine de retour d’Orient, avait choqué l’opinion publique au début du siècle.
[iv] C’est d’ailleurs pourquoi il conviendrait de replacer le plaidoyer sur la réforme de la loi de 70 dans une perspective plus large que le seul débat franco-français.
[v] François-Xavier Dudouet, « De la Régulation à la répression des drogues. Une politique publique internationale », article paru dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 52, 2003.
[vi] 1912 : convention de La Haye ; 1972 : date de la signature du protocole additionnel à la convention unique de 1961 (convention de 1971).
[vii] Souligné par nous.
[viii] Dépêche Reuters du 8 mars 2010.