Le bus méthadone de l’Association Gaïa de Paris
De la gare de l’Est à la porte de la Chapelle et au Cours de Vincennes
Propos recueillis auprès d’Anne-Lise Dehée, conductrice et accueillante sur le bus méthadone, par Anne Querrien
Informer, aider les usagers de stupéfiants à faire valoir leurs droits fondamentaux constituent des priorités pour nous. En effet, beaucoup de personnes ne sont pas en mesure d’obtenir seules une AME (aide médicale d’État), un extrait de naissance, de se porter partie civile…Notre rôle dans le cadre de notre action de Réduction des risques et en complément des traitements de substitution que nous fournissons consiste à les soutenir dans leurs démarches.
La spécificité du travail, la notion de seuil adapté
Depuis une dizaine d’année un bus donné par la RATP, unité mobile de distribution de traitement de substitution (par exemple la méthadone), circule tous les jours dans Paris. La gestion de celui-ci a été confiée à l’association Gaïa de Paris. L’équipe médicale qui travaille à bord du bus distribue quotidiennement des doses de méthadone et des traitements aux usagers qui, sans cela, n’y auraient pas accès. Elle distribue également du matériel de Réduction des risques : matériel d’injection, embouts pour les pipes à crack, préservatifs, de l’information sur l’accès aux soins et aux droits sociaux élémentaires. En revanche l’inscription au programme de substitution se réalise dans le cadre d’un entretien dans les bureaux de l’association, avenue Parmentier. Un suivi médical y est ensuite proposé qui peut être accompagné d’un suivi social au bureau. L’usager ne se rend pas dans une structure fonctionnant d’une manière institutionnelle, c’est l’équipe médicale et sociale qui, grâce au bus, travaille dans l’espace de la rue : elle propose un cadre de relation, plus ou moins flexible, mieux adapté aux toxicomanes les plus marginalisés.
La spécificité de ce travail se résume par la notion de « seuil adapté » qui caractérise le faible niveau des conditions de prise en charge que nous demandons comparées à la plupart des structures de Réduction des risques et d’offre de traitement de substitution. Habituellement elles exigent l’abstinence, une couverture sociale, une carte de séjour actualisée, le respect des heures de rendez-vous. Beaucoup de toxicomanes n’accèdent pas à ces structures pour diverses raisons, en particulier du fait des horaires d’ouverture identiques aux horaires de bureau, alors que le bus est ouvert l’après midi et en fin de journée. L’accueil y est inconditionnel, anonyme, gratuit et sans rendez-vous.
Ce rendez-vous quotidien de l’équipe et des usagers crée une grande proximité des uns et des autres, sachant que nous nous efforçons de l’entretenir en tenant compte de l’humeur de chacun. Des frottements se produisent, bien évidemment, compte tenu des différents contextes et codes qu’ils induisent : les codes du bus avec son cadre médico-psycho-social et les codes de la rue. Le cadre de soins et les modes de survie s’interpénètrent, le bus méthadone jouant ainsi son rôle de passerelle vers un accès aux soins pour les toxicomanes les plus précarisés.
Nous discutons beaucoup au sein de l’équipe sur l’attitude à avoir quant au respect ou au non-respect du contrat. En effet, dans le cadre de ce rendez-vous quotidien, beaucoup de comportements s’avèrent tout à la fois paradoxaux et significatifs. Par exemple un psychotique venu de lui-même peut refuser de prendre son traitement bien que, sans traitement, il prenne le risque de voir empirer son état. Lorsque nous lui laissons plus de souplesse, il arrive que le patient décide de lui-même de suivre la prescription.
L’équipe Gaïa, une pratique militante
L’équipe de Gaïa-Paris (une vingtaine de salariés et une dizaine de bénévoles) tourne entre l’espace Parmentier et deux unités mobiles ; la deuxième unité mobile développe un programme d’accueil et d’accompagnement à la Réduction des risques des usagers de drogue (caarud ppmu), ancien programme d’échange de seringues (pes) qui fonctionne l’après-midi et en soirée dans le nord-est de Paris. Cinq médecins, un pharmacien-coordinateur, un comptable administrateur, quatre infirmières et des accueillants constituent l’équipe, assistés de trois éducateurs, deux assistants sociaux pour les 800 patients qui accèdent à la structure. Un afflux de demande ou l’absence d’un collègue malade, fragilise vite notre travail : nous manquons de temps pour développer un travail de fond. Précisons que les cadres tournent avec l’équipe de l’antenne mobile au moins une fois par trimestre, c’est une des spécificités de notre structure.
L’équipe se retrouve au complet lors de la réunion hebdomadaire du mercredi matin, toujours animée et parfois conflictuelle, souvent longue (trois heures) car nous abordons les sujets qui concernent les deux unités mobiles, la substitution et la prévention. Nous pointons souvent lors de ces réunions que le travail terrain peut nous faire sortir du cadre fixé par la structure elle-même. Notre efficacité est sûrement liée au fait que, justement, nous ne nous bornons pas à rester dans un cadre rigide : nous acceptons l’exception qui témoigne de l’affirmation de l’usager comme sujet. Elle offre un support de réflexion et d’échange à l’équipe sur la notion et la pratique du soin et de l’accompagnement. Nous affirmons ainsi l’aspect politique, militant de la Réduction des risques, occasion pour nous de réagir en tant que citoyen, dans une relation de sujet à sujet et pas seulement en tant qu’équipe socio-médicale.
Dans le bus méthadone
Revenons à l’accueil du bus : l’accueillant distribue du matériel à trois ou quatre usagers qui attendent, il oriente, donne des conseils individuels ou collectifs, des informations sur les produits en circulation et les structures d’accès aux soins. Il peut signaler également la présence d’un bus garé un peu plus loin dans lequel l’équipe du CDAG (Centre de Dépistage Anonyme et Gratuit) propose un dépistage VIH/VHC, sur l’existence de vestiaires et du Sleep’in (seul lieu hébergement de nuit pour toxicomanes). Pendant ce temps d’attente, ça parle, ça blague, ça échange. Nous savons que dans ce sas entre la rue et le soin, la parole joue un rôle essentiel et charnière. Puis l’usager pénètre dans l’espace de distribution où un médecin ou une infirmière l’accueillent ; son dossier est informatisé, le lien entre le bureau et l’antenne mobile se fait par téléphone. Il n’y a pas de consultation sur le bus mais juste la distribution de traitement. La consultation médicale se déroule avenue Parmentier où l’usager peut demander de mettre en place un suivi social.
Les usagers du caarud ppmu, la seconde unité mobile, peuvent être orientés vers le bus méthadone, et réciproquement. Il n’y a aucun refus des pratiques et des problématiques des usagers sauf en cas de deal devant le bus ou de violences verbales ou physiques envers l’équipe ou les autres usagers.
Nous nous situons dans un rapport direct, humain et chaque cas est spécifique/ moche non ? . Parfois nous estimons pertinent de réorienter certains usagers vers d’autres centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (csapa) ou vers des médecins généralistes.
Petit à petit, leurs situations s’améliorent ; ils retrouvent l’accès aux soins, leurs droits économiques et sociaux, voire une autonomie, un boulot, un logement… Parallèlement, d’autres développent aussi des pathologies lourdes et nous nous efforçons de leur trouver des appartements thérapeutiques pour les stabiliser, mais il y a trop peu de places au regard de la demande. Certaines situations s’avèrent inextricables.
Qui sont les usagers ?
Nous recevons des usagers venant des quatre coins du monde : Antillais, Chinois, Comoriens, Georgiens, Italiens, Israélien, Polonais, Tchétchènes, Russes… Des difficultés de compréhension surviennent même si certains membres de l’équipe parlent plusieurs langues : allemand, anglais, arabe, espagnol, tchèque, roumain, russe.
Pour ces usagers, la prise d’opiacés et la polytoxicomanie permettent d’arrondir les angles et d’estomper les difficultés de la vie, le froid, la guerre, la rue, la souffrance psychique. L’un des objectifs de la substitution, c’est de proposer des traitements plus adaptés, qui permettent à l’usager de ne plus centrer tout son quotidien, son énergie autour d’un seul produit dont il est dépendant, et de retrouver un mode de vie plus autonome.
Beaucoup de patients effectuent des allers et retours en prison, prison qui constitue une des protections bien réelles offertes par la société au toxicomane. D’autres structures proposent des boutiques, des lieux d’accueil de jour encadrés par une équipe socio médicale avec des douches, des vestiaires, des machines à laver.
L’association Gaïa exerce dans un espace réduit : un comptoir d’accueil, une salle d’attente, deux bureaux de consultation médicale, un bureau social, un bureau pour les éducateurs, une pièce pour l’administration et une pour la pharmacie et l’équipe médicale.
L’usager est le meilleur expert de sa pratique
Des programmes de Réduction des risques menés en Espagne, au Portugal, aux Pays-Bas et au Canada, démontrent que les usagers s’impliquant dans les programmes sont les meilleurs experts de leur pratique. Gaïa a réalisé avec eux de belles initiatives, tel ce mur de parole dans notre salle d’attente, en décembre dernier, lors de la journée mondiale contre le sida : en un mois, il s’était couvert de dessins et de messages de prévention en plusieurs langues.
Parallèlement à l’activité première du bus, d’autres initiatives ont pu être proposées aux usagers, comme le partenariat avec Culture du Cœur qui met à disposition sur son site des places gratuites de spectacle et de cinéma. Et pour les femmes, tout particulièrement, nous avons organisé des séances au hammam pour les aider à développer un autre rapport au corps.
L’accueillant échange et dialogue avec les usagers beaucoup plus aisément sur le bus qu’au bureau. À l’accueil du bus, nous pouvons proposer des pratiques croisées de Réduction des risques et de photographie. Par exemple dans ma pratique d’accueillante, la photo, qui est par ailleurs ma pratique artistique, est utilisée comme outil, et me permet de valoriser le sujet en lui donnant un portrait, alors même que nous travaillons dans le cadre d’un programme anonyme. Les usagers savent qu’ils peuvent obtenir une photographie d’eux-mêmes, de leur chien s’ils le souhaitent. D’autres personnes de l’équipe enregistrent des traces filmées et des photographies du quotidien de ces bus et les emmagasinent comme archives précieuses. L’été dernier, j’ai proposé aux usagers de réaliser des photographies de leurs tatouages. Une série qui s’engage à respecter l’anonymat, images fragmentaires de corps éprouvés par la vie, la rue et les codes de re-connaissance. Moments particuliers où les pratiques et les rituels liés au corps sont discutés, où des outils étonnants, comme cette tatoueuse inventée et fabriquée en prison à partir d’un moteur de walkman, sont évoqués.
L’accompagnement des usagers
Notre spécificité c’est la rue. Certains viennent tous les jours depuis la création du bus en 1998, ils en ont fait leur point d’ancrage, leur rituel quotidien. D’autres viennent pendant quinze jours ; d’autres sont orientés vers des structures plus appropriées, notamment s’ils sont parents, s’ils travaillent, s’ils habitent loin de Paris. Certains décèdent, non du fait de l’usage des drogues, mais de la détérioration physique liée à la vie dans la rue, de la difficulté d’accès aux soins fondamentaux.
Avec le programme du bus méthadone, l’usager détermine avec le médecin son traitement de substitution. Nous travaillons beaucoup avec des usagers qui devraient être en psychiatrie et qui ne veulent pas y aller, ce qui rend notre tâche complexe. Une psychotique, par exemple, vient prendre exceptionnellement son traitement au bureau et c’est peut-être le seul lien social qu’elle tisse dans la journée. Sur le bus, elle pourrait se sentir angoissée.
Dès que nous pouvons dégager du temps nous accompagnons individuellement les usagers dans leurs démarches d’accès aux soins et dans leurs démarches administratives, telles des plaintes à la police pour agressions sur la voie publique, des cartes de séjours, des soins dentaires,…L’accompagnement individuel constitue toujours un moment privilégié pour l’accompagnant et l’usager.
Il arrive que l’équipe soit verbalement et physiquement menacée au point de devoir fermer la porte, mais cela reste exceptionnel. La violence des usagers se dirige d’abord contre eux-mêmes : ainsi, l’été dernier un usager développait des propos suicidaires de plus en plus marqués accompagnés de passages à l’acte très inquiétants. D’un commun accord (équipe et usager) nous avons décidé que je l’accompagnerai aux urgences de Sainte-Anne. Ce dernier cas permet de soulever une problématique intéressante : il voulait être interné, de son plein gré, en psychiatrie pour une cure qui lui était refusée sauf si cette demande d’hospitalisation était faite par un tiers (HDT). Nous avons rédigé ensemble les documents pour sa cure. Un autre exemple complexe concerne les usagers qui décident d’être accompagnés aux urgences (psychiatriques ou médicales) et changent d’avis en cours de route en prenant la fuite ou ne se rendent pas au rendez-vous.
Le bus de l’association Gaïa constitue l’outil d’une politique de proximité de Réduction des risques au même titre que le travail de plaidoyer auprès des responsables sanitaires et politiques. Informer, aider les usagers à faire valoir leurs droits fondamentaux constitue notre priorité. En complément des traitements de substitution que nous fournissons, le bus pour les usagers offre un lieu de sociabilité et de reconquête de dignité.